La grammaire est une chanson douce d’Erik Orsenna…Coup de cœur des Pétroleuses
Ah si la grammaire pouvait être enseignée différemment, peut-être aurait-elle plus d’adeptes, moins de réfractaires. Je me souviens de mes années collège, de ma prof de français qui un jour, sur un contrôle de grammaire, avait mis comme annotation : « Tu n’aimes pas la grammaire, elle te le rend bien (3/20) ! ». Je n’ai pas oublié malgré le temps passé. Cela ne m’a pas empêché pour autant de devenir moi aussi prof d’histoire/géographie et de français ! Mais si Erik Orsenna avait pu écrire La grammaire est une chanson douce au temps de mon adolescence, peut-être serais-je devenue une inconditionnelle de la grammaire, peut-être aurais-je mieux compris ses subtilités et son intérêt.
Ce livre adorable, touchant, peut vous aider, si besoin est, à véritablement vous réconcilier avec cette discipline. Pour nous, c’est fait depuis pas mal de temps déjà !
En voici quelques passages :
« Le français est votre pays. Apprenez-le, inventez-le. Ce sera, toute votre vie, votre ami le plus intime » p.13 ;
« Un agneau…L’agneau est associé, vous le savez à la douceur, à l’innocence. Ne dit-on pas doux comme un agneau, innocent comme l’agneau qui vient de naître ? D’emblée, on imagine un paysage calme, tranquille…Et l’imparfait confirme cette stabilité. Vous vous souvenez ? Je vous l’ai expliqué en grammaire : l’imparfait est le temps de la durée qui s’étire, l’imparfait, c’est du temps qui prend son temps…Vous et moi, nous aurions écrit : Un agneau buvait. La Fontaine a préféré Un agneau se désaltérait…Cinq syllabes, toujours l’effet de longueur, on a tout son temps, la nature est paisible…Voilà un bel exemple de la « magie des mots ». Oui. Les mots sont de vrais magiciens. Ils ont le pouvoir de faire surgir à nos yeux des choses que nous ne voyons pas. Nous sommes en classe, et par cette magie merveilleuse, nous nous retrouvons à la campagne, contemplant un petit agneau blanc qui… » pp. 14-15 ;
« -Nécrole est le gouverneur de l’archipel, bien décidé à y mettre de l’ordre. Il ne supporte pas notre passion pour les mots. Un jour, je l’ai rencontré. Voici ce qu’il m’a dit : « Tous les mots sont des outils. Ni plus ni moins. Des outils de communication. Comme les voitures. Des outils techniques, des outils utiles. Quelle idée de les adorer comme des dieux ! Est-ce qu’on adore un marteau ou des tenailles ? D’ailleurs, les mots sont trop nombreux. De gré ou de force, je les réduirai à cinq cents, six cents, le strict nécessaire. On perd le sens du travail quand on a trop de mots. Tu as bien vu les îliens : ils ne pensent qu’à parler ou à chanter. Fais-moi confiance, ça va changer… ». De temps en temps, il nous envoie des hélicoptères équipés de lance-flammes, et fait brûler une bibliothèque…Je frissonnais. Voilà donc les fameux ennemis qui nous menaçaient ! De colère, les doigts de Monsieur Henri me serraient le cou, de plus en plus fort. Je me retenais de crier. J’avais presque mal. –Ne te trompe pas, Nécrole, n’est pas seul. Beaucoup pensent comme lui, surtout les hommes d’affaires, les banquiers, les économistes. La diversité des langues les gêne pour leurs trafics : ils détestent devoir payer des traducteurs. Et c’est vrai que si la vie se résume aux affaires, à l’argent, acheter et vendre, les mots rares ne sont pas très nécessaires. Mais ne t’inquiète pas, depuis le temps, on sait se protéger » pp. 58-60 ;
« -Vous voyez les mots, c’est comme les notes. Il ne suffit pas de les accumuler. Sans règles, pas d’harmonie. Pas de musique. Rien que des bruits. La musique a besoin de solfège, comme la parole a besoin de grammaire. Il vous reste quelques souvenirs de grammaire ?...Misère ! Je me rappelais l’horreur des conjugaisons, la torture des exercices, les accords infernaux des participes passés…Thomas grimaçait encore plus que moi. –On fait un pari ? reprit Monsieur Henri. Si dans une semaine, vous n’aimez pas la grammaire, je casse ma guitare. Nous lui avons souri gentiment pour lui faire plaisir. Il semblait si convaincu. Mais nous faire aimer la grammaire, jamais. » p.66 ;
« Du haut de ma colline, je n’ai d’abord rien compris. Les mots étaient si nombreux. Je ne voyais qu’un grand désordre. J’étais perdue dans cette foule. J’ai mis du temps, je n’ai appris que peu à peu à reconnaître les principales tribus qui composent le peuple des mots. Car les mots s'organisent en tribus, comme les humains. Et chaque tribu a son métier. Le premier métier, c'est de désigner les choses. Vous avez déjà visité un jardin botanique ? Devant toutes les plantes rares, on a marqué un petit carton, une étiquette, pour s y reconnaître. C'est le métier le plus difficile. Il y a tant de choses et des choses compliquées et des choses qui changent sans arrêt ! Et pourtant, pour chacune il faut trouver une étiquette. Les mots chargés de ce métier terrible s'appellent les noms. La tribu des noms est la tribu principale, la plus nombreuse. Il y a des noms-hommes, ce sont les masculins, et des noms-femmes, les féminins. Il y a des noms qui étiquettent les humains : ce sont les prénoms. Par exemple, les Jeanne ne sont pas des Thomas. II y a des noms qui étiquettent les choses que l'on voit et ceux qui étiquettent des choses qui existent mais qui demeurent invisibles, les sentiments par exemple : la colère, l'amour, la tristesse... Vous comprenez pourquoi dans la ville, au pied de notre colline, les noms pullulaient. Les autres tribus de mots devaient lutter pour se faire une place. Par exemple la toute petite tribu des articles. Son rôle est simple et assez inutile, avouons-le. Les articles marchent devant les noms en agitant une clochette : attention, le nom qui me suit est un masculin, attention, c'est un féminin ! Le tigre, la vache. Les noms et les articles se promènent ensemble, du matin jusqu'au soir. Et du matin jusqu'au soir, leur occupation favorite est de trouver des habits ou des déguisements. À croire qu'ils se sentent tout nus à marcher comme ça dans les rues. Peut-être qu'ils ont froid, même sous le soleil. Alors ils passent leur temps dans les magasins. Les magasins sont tenus par la tribu des adjectifs. Observons la scène, sans faire de bruit (autrement, les mots vont prendre peur et voleter en tous sens, on ne les reverra plus avant longtemps). Le nom féminin « maison » pousse la porte, précédé de « la », son article à clochette.
« Bonjour, je me trouve un peu simple, j'aimerais m’étoffer.
- Nous avons tout ce qu'il vous faut dans nos rayons », dit le directeur en se frottant déjà les mains à l'idée de la bonne affaire.
Le nom « maison » commence les essayages. Que de perplexité ! Comme la décision est difficile ! Cet adjectif-là plutôt que celui-ci ? La maison se tâte. Le choix est si vaste. Maison « bleue », maison « haute », maison « fortifiée », maison « alsacienne », maison « familiale », maison « fleurie » ? Les adjectifs tournent autour de la maison avec des mines de séducteurs pour se faire adopter. Après des heures de cette drôle de danse, la maison ressortit avec le qualificatif qui lui plaisait le mieux : « hanté ». Ravie de son achat, elle répétait à son valet article : « Hanté, tu imagines, moi qui aime tant les fantômes, je ne serai plus jamais seule. « maison », c’est banal. « Maison » et « Hanté », tu te rends compte ? Je suis désormais le bâtiment le plus intéressant de la ville, je vais faire peur aux enfants, oh ! Comme je suis heureuse !
- Attends, l’interrompit l’adjectif, tu vas trop vite en besogne. Nous ne sommes pas encore accordés.
- Accordés ? Que veux-tu dire ?
- Allons à la mairie. Tu verras bien.
- A la mairie ! Tu ne veux pas te marier avec moi, quand même,
- Il faut bien puisque tu m’as choisi.
- Je me demande si j’ai eu raison. Tu ne serais pas un adjectif un peu collant ?
- Tous les adjectifs sont collants. Ca fait partie de leur nature. » pp. 71-75 ;
« A vrai dire, c’étaient des drôles de mariages. Plutôt des amitiés. Comme dans les écoles d’autrefois, quand elles n'étaient pas mixtes. Au royaume des mots, les garçons restent avec les garçons et les filles avec les filles.
L'article entrait par une porte, l'adjectif par une autre. Le nom arrivait le dernier. Ils disparaissaient tous les trois. Le toit de la mairie me les cachait. J'aurais tout donné pour assister à la cérémonie. J'imagine que le maire devait leur rappeler leurs droits et leurs devoirs, qu'ils étaient désormais unis pour le meilleur et pour le pire.
Ils ressortaient ensemble se tenant par la main, accordés, tout masculin ou tout féminin : le château enchanté, la maison hantée... Peut-être qu'à l'intérieur le maire avait installé un distributeur automatique, les adjectifs s'y ravitaillaient en « e » final pour se marier avec un nom féminin. Rien de plus docile et souple que le sexe d'un adjectif. Il change à volonté, il s'adapte au client.
Certains, bien sûr, dans cette tribu des adjectifs, étaient moins disciplinés. Pas question de se modifier. Dès leur naissance, ils avaient tout prévu en se terminant par « e ». Ceux-là se rendaient à la cérémonie les mains dans les poches. « Magique », par exemple. Ce petit mot malin avait préparé son coup. Je l'ai vu entrer deux fois à la mairie, la première avec « ardoise », la seconde avec « musicien ». Une ardoise magique (tout féminin). Un musicien magique (tout masculin). « Magique » est ressorti fièrement. Accordé dans les règles mais sans rien changer. Il s'est tourné vers le sommet de ma colline. J'ai l'impression qu'il m'a fait un clin d’œil : tu vois, Jeanne, je n'ai pas cédé, on peut être adjectif et conserver son identité.
Charmants adjectifs, indispensables adjoints ! Comme ils seraient mornes, les noms, sans les cadeaux que leur font les adjectifs, le piment qu'ils apportent, la couleur, les détails...
Et pourtant, comme ils sont maltraités !
Je vais vous dire un secret : les adjectifs ont l'âme sentimentale. Ils croient que leur mariage durera toujours... C'est mal connaître l'infidélité congénitale des noms, de vrais garçons, ceux-là, ils changent de qualificatifs comme de chaussettes. A peine accordés, ils jettent l'adjectif, retournent au magasin pour en chercher un autre et, sans la moindre gêne, reviennent à la mairie pour un nouveau mariage.
La maison, par exemple, ne supportait sans doute plus ses fantômes. En deux temps, trois mouvements, elle préféra soudain « historique ». « Historique », « maison historique », vous vous rendez compte, pourquoi pas « royale » ou « impériale » ? Et le malheureux adjectif « hantée » se retrouva seul à errer dans les rues, l'âme en peine, suppliant qu'on veuille bien le reprendre :« Personne ne veut de moi ? J'ajoute du mystère à qui me choisit : une forêt, quoi de plus banal qu'une forêt sans adjectif ? Avec « hantée », la moindre petite forêt sort de l'ordinaire... »
Hélas pour « hantée », les noms passaient sans lui jeter un regard.
C'était à serrer le cœur, tous ces adjectifs abandonnés.
J'en aurais pleuré de rage et de dégoût.
Je me suis consolée avec un autre spectacle, celui du petit groupe réuni devant le « Bureau des exceptions ». Un jour, je vous raconterai l'histoire de ce bureau. Il me faudrait un livre entier. Autant vous l'avouer, j'aime les exceptions. Elles ressemblent aux chats. Elles ne respectent aucune règle, elles n'en font qu'à leur tête. Ce matin-là, ils étaient trois, un pou, un hibou et un genou. Ils se moquaient d'une marchande qui leur proposait des «s»:
- Mes « s» sont adhésifs. Vous n'aurez qu'à vous les coller sur le cul pour devenir des pluriels. Un pluriel a quand même plus de classe qu'un singulier.
Les trois amis ricanèrent.
- Des « s », comme tout le monde ? Pas question. Nous préférons le « x ». Oui, « x », comme les films érotiques interdits aux moins de dix huit ans.
La marchande s'enfuit en rougissant. » pp. 76-80 ;
« Tiens, je suis sûr que vous n'avez pas encore repéré la tribu des prétentieux. Oui, les prétentieux ! Parlons plus bas. Les mots ont des oreilles très sensibles. Et ce sont des petits animaux très susceptibles. Tu vois le groupe, là-bas, assis sur les bancs près du réverbère : «je », « tu », « ce », « celle-ci », « leur ». Tu les vois ? C'est facile de les reconnaître. Ils ne se mêlent pas aux autres. Ils restent toujours ensemble. C'est la tribu des pronoms.
Monsieur Henri avait raison. Les pronoms toisaient tous les autres mots avec un de ces mépris...
- On leur a donné un rôle très important : tenir, dans certains cas, la place des noms. Par exemple, au lieu de dire « Jeanne et Thomas ont fait naufrage, Jeanne et Thomas ont abordé dans une île ou Jeanne et Thomas réapprennent à parler »... au lieu de répéter sans fin Jeanne et Thomas, mieux vaut utiliser le pronom « ils ». Pendant qu'il parlait, un pronom, « ceux-ci », se dressa de son banc et sauta sur un nom pluriel qui passait tranquillement précédé par son article, « les footballeurs ». En un instant, « les footballeurs » avaient disparu, comme avalés par « ceux-ci ». Plus de trace des footballeurs, « ceux-ci » les avait remplacés. Je n'en croyais pas mes yeux.
- Vous voyez, les pronoms ne sont pas seulement prétentieux. Ils peuvent se montrer violents. A force d’attendre un remplacement, ils perdent patience.
Monsieur Henri s'amusait beaucoup de notre étonnement.
- Qu'est-ce que vous croyez ? Ne vous fiez pas à leurs apparences de douceur, de gentillesse, de poésie. Les mots se battent entre eux, souvent, et ils peuvent assassiner, comme les humains. Il continuait son inspection :
- Tiens, on dirait que les célibataires cherchent une fiancée pour la soirée !
Cette tribu non plus nous ne l'avions pas distinguée des autres, alors qu'elle était la seule à se désintéresser de la mairie. Clairement, les mariages ne la concernaient pas. Ces gens-là ne voulaient que des aventures éphémères. Monsieur Henri nous confirma notre impression.
- Ah, ces adverbes ! De vrais invariables, ceux-là ! Pas moyen de les accorder. Les femmes auront beau faire avec eux, elles n'arriveront à rien.
Je me sentais sourire. Le grand désordre que la tempête avait jeté dans ma tête peu à peu se dissipait. Noms, articles, adjectifs, pronoms, adverbes... Des formes que j'avais autrefois connues sortaient lentement du brouillard. Je savais maintenant, et pour toujours, que les mots étaient des êtres vivants rassemblés en tribus, qu'ils méritaient notre respect, qu'ils menaient, si on les laissait libres, une existence aussi riche que la nôtre, avec autant de besoin d'amour, autant de violence cachée et plus de fantaisie joyeuse. » pp. 81-84 ;
« -…Je t’aime. Tout le monde dit et répète « je t’aime ». Tu te souviens du marché ? Il faut faire attention aux mots. Ne pas les répéter à tout bout de champ. Ni les employer à tort et à travers, les uns pour les autres, en racontant des mensonges. Autrement, les mots s’usent. Et parfois, il est trop tard pour les sauver. Tu veux rendre visite à d’autres malades ? » p. 89 ;
« Le premier bâtiment de l’usine la plus nécessaire du monde était une volière immense, grouillant de papillons.
-Ceux-là, je crois que tu les connais, me dit la girafe.
Je hochai la tête (j'avais enfin retiré mon masque d'apiculteur). Tous les noms, mes amis de la ville des mots, étaient là. Ils m'avaient reconnue, ils se pressaient contre le grillage, ils me faisaient fête.
- On dirait que tu es populaire !
Le directeur-girafe semblait sidéré par cet accueil. Il me sourit. J'étais heureuse. L'usine m'avait adoptée.
Nous nous avançâmes de quelques pas, vers une grande vitre derrière laquelle, sur plusieurs étages, s'activaient d'autres mots. Par leur manière de s'agiter perpétuellement et en tout sens, on aurait dit des fourmis.
- Et ceux-là, tu t'en souviens?
Mon air désolé lui donna la réponse.
- Ce sont les verbes. Regardez-les, des maniaques du labeur. Ils n'arrêtent pas de travailler.
Il disait vrai. Ces fourmis, ces verbes, comme il les avait appelés, serraient, sculptaient, rongeaient, réparaient; ils couvraient, polissaient, limaient, vissaient, sciaient; ils buvaient, cousaient, trayaient, peignaient, croissaient. Dans une cacophonie épouvantable. On aurait dit un atelier de fous, chacun besognait frénétiquement sans s'occuper des autres.
Il disait vrai. Ces fourmis, ces verbes, comme il les avait appelés, serraient, sculptaient, rongeaient, réparaient; ils couvraient, polissaient, limaient, vissaient, sciaient; ils buvaient, cousaient, trayaient, peignaient, croissaient. Dans une cacophonie épouvantable. On aurait dit un atelier de fous, chacun besognait frénétiquement sans s'occuper des autres.
- Un verbe ne peut pas se tenir tranquille, m'expliqua la girafe, c'est sa nature. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il travaille. Tu as remarqué les deux, là-bas, qui courent partout?
Je mis du temps à les repérer, dans le formidable désordre. Soudain, je les aperçus, "être" et "avoir". Oh, comme ils étaient touchants! Ils cavalaient d'un verbe à l'autre et proposaient leurs services : "Vous n'avez pas besoin d'aide? Vous ne voulez pas un coup de main? "
Je mis du temps à les repérer, dans le formidable désordre. Soudain, je les aperçus, "être" et "avoir". Oh, comme ils étaient touchants! Ils cavalaient d'un verbe à l'autre et proposaient leurs services : "Vous n'avez pas besoin d'aide? Vous ne voulez pas un coup de main? "
- Tu as vu comme ils sont gentils? C'est pour ça qu'on les appelle des auxiliaires, du latin auxilium, secours. Et maintenant, à toi de jouer. Tu vas construire ta première phrase.
Et il me tendit un filet à papillons.
Et il me tendit un filet à papillons.
- Commence par le plus simple. Va là-bas, dans la volière, choisis deux noms. Après, pour le verbe, tu viendras choisir dans la fourmilière. Allez, n'aie pas peur, ils te connaissent, ils t'aiment bien, ils ne vont pas te mordre.
Il en avait de belles, le directeur-girafe, j'aurais voulu l'y voir. À peine la porte poussée, je fus assaillie, étouffée, aveuglée, les noms se battaient, ils m'entraient dans les yeux, les narines, les oreilles, j'éternuai, je toussai, je faillis mourir, ils voulaient tous que je les retienne, ils devaient tellement s'ennuyer dans leur prison. Au moment de m'évanouir, j'en saisis deux par les ailes, au hasard, "fleur" et "diplodocus", et je refermai la porte, pâle, tremblante, à demi morte.
La girafe ne me laissa pas le temps de souffler.
La girafe ne me laissa pas le temps de souffler.
- Allez, maintenant, tu pêches un verbe.
Avertie par mon expérience précédente, je ne passai que la main. Laquelle, en une seconde, fut recouverte, léchée, mordue, griffée, mais aussi caressée, pommadée, récurée, maquillée. Les fourmis-verbes s'en donnaient à cœur joie. Émue par tant d'attention, je les laissai travailler quelques secondes et puis je me retirai avec l'un d'entre eux, pris au hasard, "grignoter".
- Bon, passe au distributeur d'articles et reviens me voir.
- Bon, passe au distributeur d'articles et reviens me voir.
Plus sages, ceux-là. Une colonne "masculin", une autre "féminin", il suffisait d'appuyer sur le bouton et tombèrent dans le creux de ma main les avant-gardes qui m'étaient nécessaires, un "le" et un "la".
-Parfait, maintenant tu t'assieds là, à ce bureau, tu déposes tes mots sur la feuille de papier et tu formes ta phrase.
Mes mots, si péniblement attrapés, je les retenais toujours par les ailes, je ne voulais pas les laisser, je craignais qu'ils ne s'échappent. Après tout, une phrase, pour un mot, c'est une prison.
Ils préféreraient sûrement se promener seuls, comme dans la ville que nous avions tant aimée, avec Monsieur Henri.
Ils préféreraient sûrement se promener seuls, comme dans la ville que nous avions tant aimée, avec Monsieur Henri.
C'est lui qui vint à mon secours.
Fais confiance au papier, Jeanne. Les mots aiment le papier, comme nous le sable de la plage ou les draps du lit. Sitôt qu'ils touchent une page, ils s'apaisent, ils ronronnent, ils deviennent doux comme des agneaux, essaie, tu vas voir, il n y a pas de plus beau spectacle qu'une suite de mots sur une feuille.
J'obéis. Je lâchai " fleur ", puis " grignoter ", enfin " diplodocus ".
Monsieur Henri ne m'avait pas menti : le papier était la vraie maison des mots. Sitôt couchés sur lui, ils cessaient de s'agiter, ils fermaient les yeux, ils s'abandonnaient, comme un enfant à qui on raconte une histoire.
-Tu es contente de toi ?
La voix de la girafe me tira de ma contemplation attendrie. Je regardai la phrase que j'avais formée, ma première depuis le naufrage, et j'éclatai de rire :
" La fleur grignoter le diplodocus. "
-Où as-tu vu ça ? Une plante fragile dévorer un monstre! Généralement, le premier mot d'une phrase, c'est le sujet, celui ou celle qui fait l'action. Le dernier, c'est le complément, parce qu'il complète l'idée commencée par le verbe...
Pendant qu'il parlait, j'avais vite modifié l'ordre.
" Le diplodocus grignoter la fleur. "
- Je préfère ça.
Entre nous, je ne sais pas très bien si ces grosses bêtes-là adoraient les fleurs. Bien. Dernière étape, nous allons dater le verbe. "Grignoter", c'est trop vague. Et ça ne dit pas quand ça s'est passé! Il faut donner un temps au verbe. Encore un effort, Jeanne, reste concentrée. Tu vois les grandes horloges, là-bas ? Vas-y. Et choisis.
Une famille de hautes horloges à grands balanciers de cuivre se dressait sur une sorte d'estrade en bois. On aurait dit que, de leurs cadrans, elles surveillaient l'usine la plus nécessaire du monde.
Je montai les marches, le cœur battant, ma feuille à la main avec sa phrase minuscule.
Je m'approchai de la première horloge. Son balancier me rassura. Il battait comme d'habitude, vers la gauche, vers la droite, régulièrement. Une ouverture avait été percée dans l'horloge, semblable à une boîte aux lettres. Tout naturellement, je lui confiai ma feuille. J'entendis des grincements d'engrenage, trois notes de carillon. Et la feuille me revint, avec ma phrase complétée : " Le diplodocus grignote la fleur. " Alors seulement je découvris la pancarte: HORLOGE DU PRÉSENT.
Je m'approchai de la première horloge. Son balancier me rassura. Il battait comme d'habitude, vers la gauche, vers la droite, régulièrement. Une ouverture avait été percée dans l'horloge, semblable à une boîte aux lettres. Tout naturellement, je lui confiai ma feuille. J'entendis des grincements d'engrenage, trois notes de carillon. Et la feuille me revint, avec ma phrase complétée : " Le diplodocus grignote la fleur. " Alors seulement je découvris la pancarte: HORLOGE DU PRÉSENT.
Encouragée par Monsieur Henri, je continuai ma promenade dans le temps. Les deux horloges voisines se présentaient elles-mêmes comme celles du passé. Leurs balanciers jouaient un drôle de jeu: montés vers la gauche, ils ne redescendaient pas. On les aurait dit cassés. Et pourquoi deux horloges ? Rien ne semblait plus simple que le passé. Le passé : le royaume de ce qui est fini et ne reviendra plus.
-Essaie l'une après l'autre. Tu comprendras.
Ma feuille deux fois envoyée et deux fois revenue, je comparai. Monsieur Henri lisait derrière mon dos et commentait :
" Le diplodocus grignotait. " Tu es dans l'imparfait. C'est du passé bien sûr, mais un passé qui a duré longtemps, un passé qui se répétait: qu'est-ce qu'ils faisaient toute la journée, les diplodocus, du premier janvier au trente et un décembre? Ils grignotaient. Alors que là, "grignota", tu es dans le passé simple. C'est-à-dire un passé qui n'a duré qu'un instant. Un jour que, par exception, peut-être après une indigestion, le diplodocus n'avait plus faim, il grignota une fleur. Le reste du temps, il dévorait. Tu comprends?
Simple, rien de plus simple que ce passé-là. Je passai à l'horloge voisine, celle du futur. Son balancier était aussi bloqué, mais de l'autre côté, en haut à droite. Je glissai ma feuille et " grignoter " me revint " grignotera ". Le diplodocus était entré dans le futur: demain, il fera un repas léger de fleurs!
Dans la dernière horloge de haute taille, le balancier était fou. Il s'agitait en tout sens, plus girouette que balancier, au gré d'on ne savait quelle fantaisie.
- Ça, c'est le conditionnel, expliqua Monsieur Henri. Rien n'est sûr, tout peut arriver, mais tout dépend des conditions. Si le temps était beau, si les glaces se retiraient, si... si..., alors le diplodocus grignoterait, tu me suis ? Il se pourrait qu'il grignote mais je ne peux pas te le garantir.
Le présent, les deux passés, le futur, le conditionnel... J'avais fermé les yeux et je rangeais soigneusement dans ma tête toutes ces espèces de temps.
Bon, Jeanne, il va falloir que j'y aille. L'usine est à toi. Tu vois, je ne t'avais pas menti. Tu en connais de plus utiles, des usines? Que peut-on fabriquer au monde de plus nécessaire pour les êtres humains que des phrases ? Tu as compris le principe. Tu trouveras le magasin des adjectifs derrière la volière des noms. Et aussi un distributeur de prépositions pour les compléments indirects : aller à Paris, revenir de New York. Dernière recommandation: prends bien soin du papier. Tu as vu, c'est lui et lui seul qui sait apprivoiser les mots. Dans l'air, ils sont bien trop volages. Allez, je te laisse. Bonnes phrases! Tu me les montreras ce soir. » pp. 106-114 ;
« Les vrais amis des phrases sont comme les fabricants de colliers. Ils enfilent des perles et de l’or. Mais les mots ne sont pas seulement beaux. Ils disent la vérité. » p. 117 ;
« Un écrivain a pour métier la vérité. Laquelle a pour meilleure amie la liberté. » p. 129 ;
« -Qu’est-ce qu’un grand écrivain ?
-Quelqu’un qui construit des phrases, sans se soucier des modes, seulement pour aller explorer la vérité. » p. 130.
Bonne lecture.
Je découvre un livre à lire d'urgence. Merci les prétroleuses.
RépondreSupprimerMemele